J’ai rencontré Patrice Franceschi au festival de Quais du Départ. Je dois dire qu’il m’a fait forte impression. J’ai pu échanger avec lui pendant un quart d’heure. Je ne savais pas qui il était. Ce que je peux en dire, c’est qu’il parle droit. Il va tout de suite à l’essentiel. Il m’est apparu comme un homme plutôt ascétique, tant par ses traits physiques que dans ses propos. Il évoque l’aventure plutôt que le voyage… Suite à l’entretien, je souhaitais en savoir un peu plus sur la nature de ses histoires, j’ai donc acheté quelques-uns de ses livres, comme « Première personne du singulier », « S’il n’en reste qu’une » et « Avant la dernière ligne droite ». Trois écrits qui tutoient des genres littéraires variés : le roman, les nouvelles (prix Goncourt 2015) et le récit autobiographique. Je confirme que cet homme a fait le choix de la liberté et de l’aventure. Il est sorti des rails très jeune.

Quel est le voyage qui a changé votre vie ? Et le livre ?

Le voyage ne m’intéresse qu’un peu, ce qui m’intéresse c’est l’aventure ! Il y a bien des aventures sans voyages et des voyages sans aventures… Et ensuite, il y a les livres. Fondement même, pour moi, de l’existence. Alors oui, il y en a un particulièrement qui a changé ma vie, quand j’avais quinze ans, c’est Alexis Zorba de Níkos Kazantzákis. Livre extraordinaire, un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature. Qui a donné d’ailleurs un film qui s’appelle « Zorba le Grec » de Michael Cacoyannis, avec Anthony Quinn, Irène Papas ; et tout ça, c’était formidable. On connaît surtout le film qui est très réussi, mais c’est toujours le livre qui est le plus important. Et ensuite, il y en a eu d’autres : Le désert des Tartares de Buzzati, tout ce qui est Joseph Conrad, etc. Pour les aventures qui changent la vie, il y avait un de mes premiers voyages à vingt ans, qui a donné un livre d’ailleurs, qui s’appelle Quatre du Congo, mon premier récit d’aventure, qui est une expédition dans la cuvette congolaise, dans les derniers territoires pygmées. On est en 1975, mais il y avait encore des zones très mal connues et tout, et donc on a failli ne jamais revenir, parce qu’à vingt ans… je ne laisserai plus jamais dire que c’est le meilleur moment de la vie, parce qu’à cet âge on ne sait rien, on a tout à apprendre. C’est la maturité qui est intéressante ! Et l’existence n’est jamais qu’une tranquille, progressive maturation vers la vérité de l’homme mûr qui comprend et qui sait, voilà. Il ne faut pas traverser la vie sans apprendre et sans comprendre. Donc, cette aventure au Congo était une véritable opération de survie.

Test de l’île déserte, qu’est-ce que vous emportez ?

J’emporte des livres et rien que des livres. J’ai bien dit : des livres et rien que des livres ! On n’a besoin de rien d’autre dans la vie.

Donc rien d’utile ?

Rien ! Mais c’est en fait le plus utile. C’est-à-dire qu’il ne faut jamais oublier qu’un voyage, une aventure, n’importe quoi, c’est 90 % dans la tête et le reste dans les jambes ou les pieds. On a besoin de très peu de choses pour survivre dans la nature. La liberté, c’est l’autonomie. Quelqu’un qui n’est pas capable de voyager sans rien ne voyage pas vraiment. La sobriété est essentielle. Aujourd’hui, les gens trimballent avec eux tant de choses inutiles. Alors qu’il faudrait s’en débarrasser pour rester vraiment dans la liberté réelle qui consiste à être autonome. Et ce qui est important sur une île déserte, c’est le dialogue avec soi-même, le dialogue intérieur, puisqu’il n’y a personne d’autre. Et là… les livres peuvent vous aider. Donc j’emporterai tout Conrad, tout Hemingway, tout Malraux, tout Saint-Exupéry, c’est-à-dire tous les gens de ma famille. Eux aussi étaient des écrivains aventuriers. Qui savaient dévoiler dans leur livre, une part au moins, de la condition humaine. C’est ça pour moi la véritable littérature. Et on a besoin que de ça.

En effet, ça fait réfléchir…

Bah ! Le reste, on s’en fiche.

Donc en pleine aventure, vous prenez quand même le temps de lire ?

Oui, ce n’est pas un souci [sourire].

Est-ce que vous écrivez également ? Et est-ce que vos lectures ont une influence sur votre travail ?

Sans arrêt la lecture nourrit l’action qui nourrit la réflexion qui nourrit une nouvelle littérature. Tout ça évidemment est une même et unique chose. Vivre et écrire, c’est pareil ! Le reste est sans importance, mais vraiment sans importance. Et c’est comme ça qu’on est libre, qu’on ne s’encombre de rien, et que même si on est démuni, bah on est quand même très bien. Il faut se débarrasser de plein de choses. Sauf des livres !

"La Boudeuse"

« La Boudeuse »

Vous qui avez beaucoup voyagé, quel conseil donneriez-vous aux jeunes d’On The Green Road ?

Pour préserver la planète, on nous parle beaucoup d’écologie.

Alors élargissons, qu’est-ce qui est bon, selon vous, pour préserver notre planète ?

Fort bien. On ne nous parle jamais, par exemple, de ce qui est encore plus grave et encore plus important : le dérèglement militaire.

Militaire ?

Oui ! Vous voyez ce qui se passe en Ukraine, mais c’est beaucoup plus dangereux que le dérèglement climatique. Si on veut préserver la planète, il serait peut-être temps de se préoccuper de la férocité du monde, et des hommes, et des dictatures. Non, moi ce que je conseille aux jeunes, c’est bien sûr de parler d’écologie, c’est très important, mais de ne surtout pas se limiter à ce sujet, en tout cas si on prétend vouloir préserver la planète. Il faut d’abord la protéger de la guerre. Avant toute chose ! Et ça, on n’en parle pas. Alors il faut peut-être commencer maintenant. Ça fait des années que je dis qu’il faudrait aussi des cops sur le dérèglement militaire, ce qui n’empêche pas bien sûr de parler d’écologie. Mais un sujet qui phagocyte tous les autres, et qui fait dire : — le seul problème de la planète : c’est l’environnement… Non ! c’est « un » des problèmes de la planète, je suis d’accord, mais qui ne doit surtout pas occulter les autres. L’irruption à nouveau de la guerre en Europe le démontre. Tout ça est extrêmement dangereux. À la fois dans l’immédiat et dans la rapidité du calendrier, si on veut comparer à l’augmentation de la température sur la planète. Vous savez, on peut être détruit beaucoup plus vite par une bombe que par le dérèglement climatique.

Donc ?

Donc il faut s’occuper des deux !

Et en quoi le voyage peut nous préparer à répondre à tous ces défis ?

Eh bah, si on ne veut pas être naïf, ni niais, ni mièvre… Eh bien il faut dire du voyage ce qu’il est. Ce n’est pas un truc de tourisme. Ce n’est pas un truc où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil — ah, comme c’est merveilleux ! Non, ce n’est pas vrai. Il y a des choses merveilleuses et d’autres qui ne le sont pas. Voilà. Quand on me dit : — il faut aimer la nature. C’est sot de dire ça ! On aime une part de la nature, et puis il y en a une autre que l’on déteste. Le fameux COVID 19 il vient d’où à votre avis ? C’est ça aussi la nature. La nature ce sont les tremblements de terre, les maladies, les éruptions volcaniques, les tsunamis… faut arrêter de vendre aux gens : « la nature c’est bien. » Une part de la nature est formidable, et une autre part est terrifiante. Donc le voyage, c’est la capacité à voir les choses telles qu’elles sont. Dans le monde il y a des gens bien, des gens qui le sont moins. Il y a des dictatures, des démocraties. Voyons le monde tel qu’il est. Il ne faut surtout pas que le voyage soit une sorte d’innocence qui nous dit que tout va bien et que les problèmes pour la préservation de la planète, donc de l’humanité, ne concernent que l’environnement. Il y a la guerre. Et ça, on l’a oublié après soixante-quinze ans de paix. Et on croit que c’est une parenthèse éternelle. Pas du tout ! C’est quelque chose qui peut s’arrêter n’importe quand. La guerre en Ukraine nous montre que c’est extrêmement fragile. Et les jeunes ont intérêt à se préoccuper de ça.

D’où vous vient votre goût pour l’aventure ?

C’est à la fois les lectures et puis c’est un tempérament. Il y a plein de choses inexplicables. Ce qui m’intéresse c’est la découverte du monde, comprendre les choses telles qu’elles sont et non pas comme telles que je voudrai qu’elles soient. J’ai suffisamment traversé les tourments de notre époque, entre les guerres, les révolutions et le reste, pour savoir que ce n’est pas innocent. Et que par conséquent il faut faire preuve d’une certaine lucidité.

Mais c’est quoi l’aventure ?

C’est répondre à trois questions fondamentales : la vie, qu’est-ce que c’est ? Les autres, c’est qui vraiment ? Et le monde, comment ça marche ? Tout le reste c’est du tourisme.

"La Boudeuse" et son équipage

« La Boudeuse » et son équipage

Propos recueillis par Florian Chalvet, bénévole, lors du Festival du Voyage Engagé 2022