Quelle surprise de découvrir le nom d’un paysan rencontré au sud de l’Espagne sur un étal, à deux pas de chez soi ! Ça s’est passé il y a quelques semaines, faisant mes courses au supermarché lyonnais Demain, duquel je suis depuis peu coopérateur.
C’est une des magies de ce nouveau genre d’échoppes, qui favorise transparence et approvisionnement vertueux. C’est aussi une des joies de l’Explor’action, de ces voyages qui mènent par-delà la surface des choses à la rencontre de la réalité humaine.
En 2016, je rentrais de la COP22* de Marrakech, où je représentais l’association On The Green Road et son documentaire homonyme. J’avais fait l’aller en véhicule électrique, en accompagnement audiovisuel d’un étonnant projet. Dans ces bolides de 2 tonnes lancés à pleine vitesse, j’avais douté de la pertinence de telles technologies pour résoudre le péril climatique. Les grandes tentes climatisées de la COP22, leur superflu, leur saveur ouatée d’inertie étatique m’avaient conforté dans ce sentiment d’esbroufe généralisée. Alors, au retour, je souhaitais faire d’autres rencontres, plus proches de la terre et des réalités humaines. J’avais donc choisi de rentrer en train, en bateau et en autostop.
Sur mon chemin se trouvait la coopérative de Floréal. Son prénom, emprunté au calendrier révolutionnaire français par un père libertaire, m’avait marqué. Et il avait tant à raconter que je l’avais interviewé. C’est que l’homme est inspirant : pas du style solide gaillard charismatique, non. Plutôt fluet et guilleret, sérieux quand il faut l’être, mais toujours avec un brin de malice au fond des yeux.
« Ici, ce qu’on fait, c’est travailler avec les AMAP**, aidant les paysans à écouler leur production » explique-t-il. « Les paysans avec qui on travaille sont très contents de savoir où vont leurs fruits. Qu’il y a des gens derrière. Et qu’ils leurs donnent de bons produits. »
C’est une fierté que je retrouve chez chacun, ici, dans ces petites fermes entourées de vergers.
M’invitant à découvrir leurs activités, ils me font goûter leurs fruits, ceux qu’ils viennent tout juste de récolter, avec le regard attentionné à toutes mes expressions, afin d’être certains que j’en apprécie toute la saveur, sucrée et onctueuse. Ici, l’abricot juteux, là, la mangue sans pareille… C’est que dans cette région généreusement ensoleillée, aux « deux printemps », tout n’est pas réalisé dans les règles de l’art. Les serres pullulent, au points de ressembler, vues du ciel, à un océan de plastique. Les pesticides sont aussi sur-employés. Et même dans le bio, les scandales sont nombreux, notamment avec ces travailleurs étrangers sous-payés, des certifications douteuses (quand par exemple le certificateur est lui-même producteur), ou des productions industrielles hors-sol.
Je repense à toutes les grandes firmes étalant leur engagement pour le bio à la COP22… d’une manière trop artificielle et survendue pour que ça puisse être vrai. Ici, je ressens autre chose, une réelle authenticité.
« Dans mon cas, ce n’est pas nécessaire, les certificats. Moi je dis aux gens « venez voir les paysans », car on peut tricher avec les certificats, pas avec les rapports humains. […] Venez, touchez la terre, le paysan, allez avec lui, voyez comme il pense, voyez comme il réfléchit, voyez comme il travaille, et après vous comprendrez pourquoi les fruits sont si bons ».
Ici, bien sûr, la coopérative s’évertue à rémunérer convenablement ceux qui travaillent, à produire bien, mais la pensée est plus globale.
« S’il n’y a plus de lien, on le substitue par la consommation, qui est un ersatz de lien » ajoute Floréal, rappelant l’importance de penser les actions de manière holistique.
Partisan d’une écologie sociale, il lui semble fondamental d’éliminer les rapports de domination, pour refonder une société partant des nécessités réelles des gens (matérielles ou culturelles). Pour en arriver là, il sera nécessaire de fédérer une multiplicité de solutions, en réseaux, par une habile communication.
C’est l’action qu’il tente avec les autres producteurs et bénéficiaires de sa coopérative. S’extrayant de la mainmise du marché et des intermédiaires, il réussit la prouesse d’acheminer fruits et légumes « exotiques » produits sainement vers le reste de l’Espagne et la France. Je les suis dans la préparation des palettes représentant la commande de chaque client, qui partiront cette nuit pour Perpignan afin d’être dispatchées.
Pourtant, à écouter Floréal, cette coopérative n’est pas une fin en soi. Pas même une réussite. Elle n’est qu’un laboratoire d’utopies créé « pour essayer de comprendre et mettre en pratique ce qu’on pensait. »
Se référant tant aux collectivités agraires de 1936 où avait été supprimé l’argent qu’au « municipalisme libertaire » expérimenté par les Kurdes au Rojava, Floréal ancre son action dans l’Histoire. Il est certain que « cette rupture entre société et nature n’est pas forcément une nécessité. La société peut très bien s’inscrire dans les écosystèmes. » Voire les aider, l’humain étant un être conscient.
« (…) Le capitalisme est quelque chose de très capable, très souple. »
Pour cela, il lui semble vital d’analyser et comprendre le système actuel, « bien connaitre tous ces rouages pour essayer d’agir pour ne plus reproduire les mêmes erreurs qui ont été faites pendant des années. Et ne plus apporter d’eau au moulin du capitalisme, car le capitalisme est quelque chose de très capable, très souple. »
Ceci implique pratiquement d’apprendre à utiliser l’énergie de manière intelligente, et « se passer de la valeur, qui fait produire n’importe quoi. Renverser la vapeur. Produire des choses qui servent vraiment. » Bien loin donc de mes véhicules électriques utilisés à l’aller, pour lesquels la question du changement d’énergie de propulsion n’était qu’un gentil prétexte pour expérimenter un nouveau gadget, fascinant monstre de technologie ultra-connecté, à l’utilité des plus relatives…
« L’esprit paysan, c’est quelque-chose de très important pour l’équilibre de la société » conclut Floréal, certain que notre monde occidental gagnerait à retrouver cette dimension. « Il y a une certaine fierté par rapport à ce qu’on fait comme paysan : on soigne la terre, puis tous les maillons de cette chaine, de l’arbre au fruit. Il y a une dimension transcendante. On voit alors que l’être humain fait partie de quelque chose de plus grand. Et puis il y a le fait d’être utile, avec toute sa dimension sociale… ».
Et cette dignité retrouvée, socle du maintien d’une paysannerie, se fait par le choix conscient des consommateurs, et des circuits qu’ils alimentent…
NOTES :
*COP22 : 22ème Conférence des Parties (Conference Of Parties), négociations internationales annuelles portant sur l’atténuation des causes et des effets du dérèglement climatique.
**AMAP : Association de Maintien d’une Agriculture Paysanne, système de vente directe de productions paysanne. Éliminant les intermédiaires, les AMAP favorisent la bonne rémunération du producteur, la qualité des produits, une alimentation de saison et la convivialité.