L’autrice : Julie est une baroudeuse d’un nouveau genre qui prend le temps à chaque étape. Elle s’inspire de ses rencontres pour écrire des chansons, des nouvelles, des journaux… Après un volontariat en Service Civique dans notre association, elle nous livre ici, pour On The Green Road, sa vision du voyage, à l’encontre de l’optimisation effrénée de nos moindres heures de découverte…
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« Tu es une drôle de woofeuse. Je pensais qu’une voyageuse, elle serait tout le temps dans le bus, que tu aurais envie de tout voir ! »
Pilar, artisane à Paulo de Frontim, Brésil
Il y a, en effet, toujours quelque chose à voir. Et alors ?
Il y a tant de sommets à gravir, de landes à arpenter, de mers à boire. Des expériences innombrables nous tendent les bras, qui n’attendent que de nous pousser vers d’autres coins du monde. Tant de langues que nous ne parlerons jamais, tant de gens que nous n’avons pas encore rencontrés, tant d’autres que nous avons déjà oubliés. Et que dire des choses que nous sommes censés avoir vues : les pyramides d’Egypte, les ablutions dans le Gange, l’aridité du bush australien… Mourir sans avoir descendu l’Amazone, sans avoir traversé les USA coast-to-coast, sans avoir plongé dans un trou bleu du Pacifique. Et alors… Et alors ? Et alors !
Notre culte bien occidental de l’optimisation nous pousse naturellement à vouloir « voir du pays » ; en somme : en avoir pour notre argent. Instinct identique à celui qui nous fait courir dans les couloirs du Louvre plutôt que nous asseoir une demi-heure devant le Radeau de la Méduse ; celui qui transforme notre vie en un gigantesque buffet à volonté d’expériences, dont on se gave jusqu’au malaise. Le voyage, cher, lointain, n’échappe pas à ce cruel impératif de performance ; y compris chez les fameux backpackers. Ces Phileas Fogg modernes tirent métonymiquement leur nom de leur bagage : le sac à dos. Accessoire à l’aérodynamisme indispensable quand on survole le monde à une telle vitesse. Ils exhibent leur passeport froissé de tampons, comme autant d’items cochés sur une improbable check-list. La fameuse citation « mon livre favori, c’est mon passeport » montre à quel point on aime pouvoir résumer nos voyages en quelques pages à vanter.
J’ai fait leur connaissance lors de mon premier long séjour à l’étranger. Partie étudier à Lisbonne, je voyais mes camarades Erasmus courir de place en place, prendre le premier avion du week-end pour Madère, Barcelone, Porto… Quant à moi je passais l’intégralité de mon temps libre à sillonner la ville. De cette cité du bout de l’Europe je n’ai même pas vu tous les quartiers. L’aventure naissait dès que je sortais d’une bouche de métro inconnue. Me suffisaient le sourire de ma boulangère et le plaisir de me voir offrir un verre par Antonio au bar dont je devenais l’habituée. Je me sentais coupable, parfois. Assez médiocre, même, en comparaison de tout ce que vivaient les autres et de la frénésie qui les animait. Il partaient en escapade : curieuse étymologie que celle de ce mot-là ! J’en vins à comprendre que ce qu’ils fuyaient ainsi, et qu’ils voyaient comme une menace vis à vis de leur estime d’eux-mêmes, c’était l’ordinaire. Ils couraient pour échapper à l’écueil de la masse, qu’ils jugeaient pauvre intérieurement ; incarnant ainsi une autre forme d’indistinction et une autre forme de pauvreté. J’ai fini par prendre conscience qu’à en voir toujours plus, on en savait toujours moins. Progressivement, la saveur de me voir intégrée dans les rouages de mon quotidien d’adoption a dépassé de très loin le plaisir du « dépaysement » dont tant de gens raffolent.
Quand on est touriste, on ne visite pas un lieu : on visite l’image qu’on s’en fait – ou que l’on nous vend. On se nourrit d’une simple projection de notre imaginaire (en clair, on voit ce que l’on s’attend à voir), et cette consommation avide de la surface des choses ne laisse rien pour les racines en profondeur, qui se trouvent dépouillées de leur substance. Ainsi ai-je vu ma Provence natale, vidée jusqu’à l’os, se réduire à une simple carte postale vendeuse de sandales et de sachets de lavande (fabriqués en Chine). Aller à la rencontre authentique de l’autre suppose un décentrement. L’inconnu perd son statut d’étranger à mesure que l’on se calque sur son rythme, sa langue, ses usages.
Je me revois trépigner d’impatience devant l’allure de tortue d’une amie béninoise avec qui je me promenais souvent. Que de fois ai-je pesté contre l’éternel retard de mes colocataires brésiliens ! Puis j’ai voyagé. Dans la touffeur humide qui sature Rio de Janeiro, comment arpenter les rues à mon allure d’Occidentale ? Impossible. Ralentir était la solution la plus simple, qui m’a ouvert tant de portes, permis de comprendre la façon dont les gens qui m’entouraient vivaient leur quotidien. Et m’y fondre à mon tour.
Revenons-en à Pilar, chez qui je plante des salades depuis plus d’un mois et qui s’étonne de mon sédentarisme. Je lui réponds que j’ai trouvé dans cet îlot perdu dans la mata tout ce dont j’ai déjà besoin. Et qu’à moins d’en avoir exploré et recueilli toutes les richesses, il n’y pas lieu de changer de place. Je ne voyage pas pour m’éloigner de mon environnement proche, mais pour rendre plus proche un environnement lointain. Et pour cela, il faut s’offrir le luxe de s’arrêter. Se plaire à se mêler aux mœurs de notre milieu d’accueil, en adopter inconsciemment les réflexes, jouer à disparaître par instants. Un vrai jeu que celui du caméléon ! Mais gare à ne pas devenir mauvais perdant… Bien arrogant est celui qui prétend se sentir partout chez lui, devenir « un local » aussi bien au Pérou qu’au Sénégal. On ne sème pas ses bagages aussi facilement ! Une des nombreuses leçons du voyage : on rencontre l’autre avec ce que l’on est. L’adoption réciproque est encore plus belle lorsqu’elle naît d’une adaptation réciproque.
Et ça, ça commence dès qu’on passe le seuil de sa porte.
UN PEU DE LECTURE…
Le Temps du Voyage, Patrick Manoukian
La philosophie du sofa, l’art de partager un trottoir, un voyage qui se définit par le trajet plutôt que par la destination… Petites et grandes leçons de vie de ce baroudeur qui cultive le goût de l’étape.
Budapest, Chico Buarque
Un traducteur Brésilien vient (volontairement ?) se perdre à Budapest. Entre une ville à la topographie singulière et une langue particulièrement opaque, l’homme se recompose un quotidien. Par cette vie nouvelle, le travail, l’amour, il se dévoue à son pays d’adoption et à ces quartiers qu’il redessine. Mais cesse-t-on jamais d’être un étranger ?